Oui, Moins qu’un chien, l’autobiographie fantasmatique
de Charles Mingus, c’est gros. C’est gros comme une maison, comme une montagne
peut-être. La mythomanie menée à ce point-là, c’est presque incroyable. En
pleine période consciousness
exacerbée – on est en 1971 – Mingus se réinvente une invraisemblable vie de
maquereau, ce qui est pour le moins tordu. Retournant tous les stéréotypes de
la domination raciale, se cognant aussi contre eux à tout bout de champ, Mingus
passe sans arrêt de l’autodépréciation maladive au complexe de supériorité le
plus extravagant. Le drapeau de la fierté révoltée est planté sur terreau
instable des relations sexuellement asymétriques de l’Amérique clivée entre Blancs
et Noirs, entre hommes et femmes aussi. Et ça tangue fort, croyez-moi. Mingus s’y
affiche à la fois touchant de fragilité et comme une sorte de super-héros omnipotent,
maitrisant aussi bien les arts martiaux que la contrebasse, d’une force athlétique
sans égale et bien sûr d’une puissance sexuelle sans faille, sans oublier ses
pouvoirs mystiques qui le rendent capables de communiquer à distance. Mais lui
et ses doubles sont aussi hors de pair quand il s’agit de se faire du mal ou de
cabosser ceux qu’ils aiment.
Apocryphe,
le livre est en réalité tiré des entretiens d’un certain Nel King avec le
jazzman. La démarche est tout à fait improbable et l’expérience de lecture déroutante.
Quelquefois on s’enthousiasme pour la puissance de vie imaginée, la liberté de
la divagation, le peu de précautions prises avec les conventions, à d’autres
moments, on s’irrite du formalisme des longs dialogues casse-couilles ou de la mauvaise
foi zénithale même si elle fait partie du dispositif. On se rend compte aussi
que les déchirements de l’époque ne sont plus les nôtres.
Mais
remettons-nous un peu dans le contexte : 1969, c’était la sortie de Pimp, le roman d’Iceberg Slim (autre
histoire de mac qu’on m’a toujours recommandé de lire) et 1971, c’est aussi
celle de Sweet Sweetback's Baadasssss
Song le film séminal de Melvin van Peebles (entre parenthèses, il y a des choses tellement épatantes
sur ce type dans le n°4 de Cheri-Bibi que vous devriez chercher à vous le procurer en urgence). « Le mythe de Stagger Lee »
(selon l’expression de Greil Marcus) profondément ancré dans la culture
afro-américaine avec son culte de la virilité agressive des mauvais garçons et
de leurs conduites suicidaires mais pleine de frime prend une configuration
bizarre et exacerbée au tournant des années 60, avec notamment le développement d’une veine
sexuelle omniprésente. De fait, si Sweet
Sweetback peut être décrit comme un film de cul politique, Moins qu’un chien tourne souvent au bouquin
de luc mystico-libertaire.
Voilà en
tous cas un épisode érotico-psychédélique (c’est en fait assez rare dans le
livre ; le psychédélisme pas le sexe). Juste pour vous mettre l’eau à la bouche :
"Mon
copain [id est Mingus] se prit à
espérer que Cindy ne s’en apercevrait pas, mais c’était la première fois qu’il
se défonçait à mort. Petit à petit, elle prit l’aspect étrange d’une déesse
vierge grecque, tandis que mon copain flottait à travers la pièce, lentement,
naturellement, convaincu qu’il était le plus grand amant du monde – va te
cacher Casanova ! – et qu’il avait le sexe le plus long et le plus gros,
un sexe dont la tête était munie d’une bouche et d’une langue, un sexe animé d’une
intelligence qui lui était propre. Que le monde ordinaire était donc con !
quand la déesse le regardait de ses yeux qui semblaient changer de taille, ils
étaient, elle et lui, aux deux extrémités d’un puissant rayon magnétique qui,
parti de la base du cerveau, s’écoulait le long de leur colonne vertébrale et
sortait de la chatte pour venir électrifier la bite et les couilles. Si l’un d’eux
remuait la tête, à gauche, à droite, en haut ou en bas, l’autre sentait la
vibration de ce mouvement dans le rayon et devait le suivre.
- Je
suis défoncé ! s’écria Mingus.
- Oui,
Charly baby… restons ainsi à faire l’amour par la pensée, à nous lécher
mentalement jusqu’à ce que nous ne puissions pas le supporter… calmes, détendus…
nous avons tout le temps… "
Je vous
rassure : les protagonistes ne sont pas toujours aussi patients, mais
comme ici ils n’ont positivement rien fait, vous reconnaitrez que l’honneur est
sauf, pour nous en tous cas : La Cellule d’Ecoute ne s’est pas encore
transformée en officine pornographique.
Reste à
vous offrir en conclusion de ce post consacré à un bouquin pantagruélique un
morceau non moins gargantuesque. Mingus s’y frotte à la cumbia si fort en
faveur sur ce blog. Y’en a pour 27 mn : c’est-y pas top ? Vous ne
pourrez pas dire qu’on a mégoté sur le poids aujourd’hui.
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