mardi 28 février 2023

Dada 1821 : les Frères de Saint-Sérapion d'E.T.A. Hoffmann



 


Tout se déroule lors de la Septième Veillée des Frères de Saint-Sérapion d'E.T.A. Hoffmann, pendant un des entretiens amicaux qui forment le grand récit-cadre du vaste ouvrage. Troublés par l'histoire de Cyprian (qui vient de leur lire l'inquiétant conte Apparitions), les amis constatent que cette fois-ci l'ambiance de "leur soirée sérapiontique" reste morose et comme gênée. Pour réorienter son cours, ils se décident à passer de la littérature à la musique et à improviser en toute liberté. Cela va loin, très loin : et dans leur fantaisie, ils anticipent en fait, d'un siècle tout juste, les procédés les plus arbitraires de Dada, vous allez pouvoir le constater.

La suggestion musicale venait du personnage de Lothar et celui de Theodor (qui dédouble l'auteur dans les méandres de son propre dispositif narratif) lui apporte tout son soutien. Et c'est ici que nous commençons la très longue citation qui fait aujourd'hui l'essentiel du nouveau post de la Cellule : 

 - Tu as raison, approuva Theodor en ouvrant le piano, chantons! Et même si nous ne réussissons pas un canon capable comme le suggérait Sir Tobie Belch [La Nuit des Rois, sc. VIII], de "dévider trois âmes de tisserand", faisons néanmoins en sorte que notre chant soit assez plein de fougue pour faire honneur au signor Capuzzi et à ses compagnons. Improvisons un terze buffe à l'italienne. Je me charge de la partie de l'amoureuse et Lothar pourra intervenir en tant que vieillard facétieux qui interrompra notre duo en lançant quelques brèves notes, criardes et incongrues.

- Mais les paroles, demanda Ottmar, quelles paroles?...

- N'importe quoi, répondit Theodor: "Oh dio!... Lasciami mia vita..."

- Non, attendez!... s'écria Vincenz. Si vous ne voulez pas me laisser chanter, si vous refuser de reconnaître le don merveilleux, qui je le sens, m'habite et auquel il ne manque que l'organe de la Catalani [la célèbre cantatrice, Angela Catalani (1780-1849)] pour obtenir des effets saisissants, du moins, laissez-moi être votre tourneur de rime, votre poète officiel : acceptez de mes mains ce livret d'opéra!

Vincenz tendait à Theodor l'Indice de' Teatrali spettacoli de 1791, qu'il avait trouvé sur sa table à écrire.

Cet Indice, comme tous ceux qui paraissent chaque année en Italie, ne contenait que la liste des opéras qui avaient été joués, et celle des compositeurs, décorateurs, chanteurs et cantatrices. On l'ouvrit à la page du Théâtre de Milan et l'on convint que l'amoureuse entremêlerait les noms de chanteurs de oh dio's et ah cielo's et que l'amoureux ferait de même avec ceux des cantatrices, tandis que le vieillard facétieux aurait pour rôle de les interrompre en clamant avec colère des titres d'opéra entrecoupés d'injures.

Theodor joua une ritournelle en tout point conçue à la manière de celles que l'on trouve par centaines dans l'Opera buffa des italiens. puis il entonna, sur une mélodie infiniment suave et délicate : "Lorenzo Coleoni, Caspare Rossari... oh dio... Giuseppe Marelli, Francesco Sedini etc..." Et Ottmar à son tour : "Giuditta Paracca, Teresa Ravini... Giovanna Velati... oh dio etc..." Sur quoi Lothar, sur un rythme de croches rapides, s'exclamait : "Le Gare generose del Maestre Paesiello... che vedo... la Donna di spirito dek Maestro Mariella... briconaccio... Piro Re di Epiro... maledetti... del Maestro Zingarelli etc..."

Lothar et Ottmar accompagnaient leur chant des mimiques appropriées, tandis que Vincenz soutenait le rôle de Theodor de gestes du plus haut burlesque qui se pût voir. Les amis s'échauffaient de plus en plus. Dans une sorte de déchaînement d'enthousiasme du plus haut effet comique, chacun saisissant les idées ou intentions de l'autre. On exécuta avec uns si parfaite fidélité toutes les allures, singeries, etc... qui se rencontrent habituellement dans les compositions de ce genre que quiconque qui fût survenu à l'improviste n'aurait guère pu se douter que la musique qu'il entendait là était une improvisation, quand bien même il eût cependant trouvé singulier cet insensé méli-mélo de noms hétéroclites.

La rabbia italienne se déchaîna crescendo jusqu'au moment où, comme l'on peut bien s'en douter, tout se termina dans une explosion de rires ; Cyprian fit lui aussi chorus.

Ce soir-là quand les amis se séparèrent, ils étaient plus excités et disposés à se livrer à de folles extravagances qu'ils n'éprouvaient la bonne joie profonde qui d'habitude les emplissait d'aise" (Les Frères de Saint-Sérapion, t. IV, trad. Madeleine Laval, Phébus, 1982, p. 142-144).

Encore peut-on dire que ces frères de Saint-Sérapion fictifs dédoublent d'autres frères de Saint-Sérapion qui se réunirent bien réellement le temps d'une saison en 1814-1815 à Berlin, chez les uns et les autres ou dans les cafés. Parmi eux : Theodor Gottlieb von Hippel ; Julius Eduard Hitzig ; le poète Friedrich de La Motte-Fouqué, à l'occasion ; le conteur et naturaliste Adelbert von Chamisso ; le dramaturge, conteur et marchand Karl Wilhelm Salice-Contessa ; Friedrich von Pfuel ainsi que quelques autres et bien sûr E.T.A Hoffmann qui fit revivre l'ambiance de ce groupe dans son ouvrage paru entre 1819 et 1821.

A défaut de pouvoir s'étourdir de punch et de romantisme avec eux, on aurait aimé trouver quelques illustrations sonores inspirées des improvisations séra-dada-piontiques (qui ne furent peut-être pas seulement de papier, qui sait?) mais nous avons fait chou blanc dans cette recherche. Peut-être quelqu'un a-t-il déjà relevé le gant?... Peut-être est-ce encore à venir?... Oui, on voudrait voir ça un jour!


 

 


mercredi 22 février 2023

Un tube directement tombé de la bande FM trente ans plus tard : le dernier Brendan Benson

 

Sur son dernier album, Brendan Benson a intégré une reprise de Gerry Rafferty et c'est comme si un nouveau tube de la bande FM du début des années 1990 (ou de la fin des années 80) venait de choir parmi nous trente ans plus tard. On craint la catastrophe, mais on tutoie la merveille. L'anachronisme poussé à son point de perfection : 

Brendan Benson "Right Down The Line" (2022)

 


samedi 18 février 2023

Est-ce que c'est grave, docteur? Bebop Deluxe (1975)

 

La Cellule plonge en eaux troubles aujourd'hui. Au cœur des 70's anglaises mainstream, là où nagent les poissons flasques du nom de prog, glam, hard rock... Frissonnez braves gens! Et au bout du harpon, un morceau qui emprunte un peu à tous ces genres honnis mais qui à l'heur de nous mettre malgré tout en euphorie ce matin. Question : est-ce que c'est grave, docteur?

Bebop Deluxe "Maid in Heaven"


 


vendredi 10 février 2023

Oui, non et autres titres cintrés du Music Machine (deuxième mouture)

 

Après la fulgurante carrière de Music Machine dans sa composition classique - un album et une poignée de simples dont le hit incombustible "Talk Talk"  dans le courant de l'année 1966 - Sean Boniwell, leur leader charismatique, se retrouve progressivement seul aux manettes pour continuer cette aventure sur le Boniwell Music Machine. Le résultat est une production assez inégale mais avec quelques pépites franchement cintrées qu'on trouve sur leur album de 1968 et que la Cellule est heureuse de vous mettre entre les feuilles ce matin.

Oui, non? - D'abord oui! Avec une satire de l'égocentrisme pleine d'énergie habillée façon baroque (c'est encore la formation originale du Music Machine qui joue ici).

Music Machine "Absolutely positively" (1968)

 
 
- Puis non!  Non, c'est non!

"Affirmative No" (1968)

 
 
Et enfin, le plus klaxonnant des morceaux barges du Bonniwell Music Machine toujours sur la thématique du narcissisme exacerbé : la danse du moi à s'en faire péter les articulations.

"Me, Myself And I" (1968)



lundi 6 février 2023

Du boogie au rock'n'roll, avec la grâce de l'éléphant : Cecil Gant (1951)

 

Nul autre ne personnifie mieux la filiation du boogie au rock'n'roll que le grand Cecil Gant, un des héros les plus marquants du livre de Nick Tosches. Et c'est un morceau séminal que la Cellule vous propose ce matin. Le pianiste martèle son instrument avec l'élégance d'un éléphant, tandis qu'une guitare hillbilly (ne pas oublier que Cecil Gant est originaire de Nashville) fait des entrechats autour de cette base rythmique des plus consistantes. La pesanteur et la grâce réunies, comme dirait Simone Weil, et rien de mieux pour entamer la semaine sans se laisser écraser par le lundi.

Cecil Gant "Rock Little Baby" (1951)

 


 


vendredi 3 février 2023

En orbite : Tom Verlaine (1949-2022)

 

 

Grande perte que la mort de Tom Verlaine. 

Idée n° 1 : pieusement réécouter Marquee Moon pour la cent-millième fois. Idée n° 2 : écouter quelques-uns des disques qui nous avaient échappés. 

Et d'emblée, la pioche est mirifique avec ce disque de 2006, Songs and other things, à côté duquel nous étions complètement passé et peut-être vous aussi?

Sombres, lumineux, mettant tout cliché en torsion, voici trois morceaux de ce très excellent album resté un peu sous les radars :

Tom Verlaine "Orbit"

Tom Verlaine "A Stroll"


 Tom Verlaine "The Earth Is In The Sky"


On l'a beaucoup aimé Tom Verlaine et on est heureux d'en trouver encore de nouvelles raisons. Bye, bye.